François-René de Châteaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe.


le texte,"Outre-Tombe I, III, 11".

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Châteaubriand par Pierre-Narcisse Guérin (att. à)

 


    Ce délire dura deux années entières, pendant lesquelles les facultés de mon âme arrivèrent au plus haut point d'exaltation. Je parlais peu, je ne parlai plus; j'étudiais encore, je jetai là les livres; mon goût pour la solitude redoubla. J'avais tous les symptômes d'une passion violente; mes yeux se creusaient; je maigrissais; je ne dormais plus; j'étais distrait, triste, ardent, farouche.  Mes jours s'écoulaient d'une manière sauvage, bizarre, insense, et pourtant pleine de délices.

   Au nord du château s'étendait une lande semée de pierres druidiques; j'allais m'asseoir sur une de ces pierres au soleil couchant.  La cime dorée des bois, la splendeur de la terre, l'étoile du soir scintillant à travers les nuages de rose, me ramenaient à mes songes : j'aurais voulu jouir de ce spectacle avec l'idéal objet de mes désirs.  Je suivais en pensée l'astre du jour; je lui donnais ma beauté à conduire afin qu'il la présentât radieuse avec lui aux hommages de l'univers. Le vent du soir qui brisait les réseaux tendus par l'insecte sur la pointe des herbes, l'alouette de bruyère qui se posait sur un caillou, me rappelaient à la réalité: Je reprenais le chemin du manoir, le coeur serré, le visage abattu.

    Les jours d'orage en été, je montais au haut de la grosse tour de l'ouest.  Le roulement du tonnerre sous les combles du château, les torrents de pluie qui tombaient en grondant sur le toit pyramidal des tours, l'éclair qui sillonnait la nue et marquait d'une flamme électrique les girouettes d'airain, excitaient mon enthousiasme: comme Ismen sur les remparts de Jérusalem, j'appelais la foudre; j'espérais qu'elle m'apporterait Armide.

    Le ciel était-il serein?  Je traversais le grand Mail, autour duquel étaient des prairies divisées par des haies plantées de saules.  J'avais établi un siège, comme un nid, dans un de ces saules : là, isolé entre le ciel et la terre, je passais des heures avec les fauvettes; ma nymphe était à mes côtés.  J'associais également son image à la beauté de ces nuits de printemps toutes remplies de la fraîcheur de la rosée, des soupirs du rossignol et du murmure des brises.

    D'autres fois, je suivais un chemin abandonné, une onde ornée de ses plantes rivulaires; j'écoutais les bruits qui sortent des lieux infréquentés; je prêtais l'oreille à chaque arbre; je croyais entendre la clarté de la lune chanter dans les bois: je voulais redire ces plaisirs, et les paroles expiraient sur mes lèvres. Je ne sais comment je retrouvais encore ma déesse dans les accents d'une voix, dans les frémissements d'une harpe, dans les sons veloutés ou limpides d'un cor ou d'un harmonica. 

 

 

François-René de Châteaubriand, Mémoires d'Outre-Tombe, I,III,11.


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le site de la Maison de Châteaubriand (La Vallée-aux-Loups, Chatenay-Malabry, Hts-de-Seine)

Les oeuvres de Chateaubriand (site de la BNF/Gallica)


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