Emile Zola, La Bête humaine, V, 1890.



Vincent Van Gogh, Paysage à la carriole et au train, juin 1890.


Chapitre V: L'Express Paris-Le Havre.
Chapitre V : L'express Paris-Le Havre (au format pdf)

 

Six heures sonnèrent, Jacques et Pecqueux montèrent sur le petit pont de tôle qui reliait le tender à la machine ; et, le dernier ayant ouvert le purgeur sur un signe de son chef, un tourbillon de vapeur blanche emplit le hangar noir. Puis, obéissant à la manette du régulateur, lentement tournée par le mécanicien, la Lison démarra, sortit du dépôt, siffla pour se faire ouvrir la voie. Presque tout de suite, elle put s'engager dans le tunnel des Batignolles. Mais, au pont de l'Europe, il lui fallut attendre ; et il n'était que l'heure réglementaire, lorsque l'aiguilleur l'envoya sur l'express de six heures trente, auquel deux hommes d'équipe l'attelèrent solidement..
On allait partir, il n'y avait plus que cinq minutes, et Jacques se penchait, surpris de ne pas voir Séverine au milieu de la bousculade des voyageurs. II était bien certain qu'elle ne monterait pas, sans être d'abord venue jusqu'à lui. Enfin, elle parut, en retard, courant presque. Et, en effet, elle longea tout le train, ne s'arrêta qu'à la machine, le teint animé, exultante de joie.
Ses petits pieds se haussèrent, sa face se leva, rieuse.
« Ne vous inquiétez pas, me voici. »
Lui, également, se mit à rire, heureux qu'elle fût là. – « Bon, bon ! ça va bien. »
Mais elle se haussa encore, reprit à voix plus basse :
« Mon ami, je suis contente, très contente... Une grande chance qui m'arrive... Tout ce que je désirais. »
Et il comprit parfaitement, il en éprouva un gros plaisir. Puis, comme elle repartait en courant, elle se retourna pour ajouter, par plaisanterie
« Dites donc, maintenant, n'allez pas me casser les os. »
Il se récria, d'une voix gaie :
« Oh! par exemple ! n'ayez pas peur ! »
Mais les portières battaient, Séverine n'eut que le temps de monter; et Jacques, au signal du conducteur chef, siffla, puis ouvrit le, régulateur. On partit. C'était le même départ que celui du train tragique de février, à la même heure, au milieu des mêmes activités de la gare, dans les mêmes bruits, les mêmes fumées. Seulement, il faisait jour encore, un crépuscule clair, d'une douceur infinie. La tête à la portière, Séverine regardait.
Et, sur la Lison, Jacques, monté à droite, chaudement vêtu d'un pantalon et d'un bourgeron de laine, portant des lunettes à oeillères de drap, attachées derrière la tête, sous sa casquette, ne quittait plus la voie des yeux, se penchait à toute seconde, en dehors de la vitre de l'abri, pour mieux voir. Rudement secoué par la trépidation, n'en ayant pas même conscience, il avait la main droite sur le volant du changement de marche, comme un pilote sur la roue du gouvernail ; il le manoeuvrait d'un mouvement insensible et continu, modérant, accélérant la vitesse ; et, de la main gauche, il ne cessait de tirer la tringle du sifflet, car la sortie de Paris est, difficile, pleine d'embûches. Il sifflait aux passages à niveau, aux gares, aux tunnels, aux grandes courbes. Un signal rouge s'étant montré, au loin, dans le jour tombant, il demanda longuement la voie, passa comme un tonnerre. A peine, de temps à autre, jetait il un coup d'oeil sur le manomètre, tournant le petit volant de l'injecteur, dès que la pression atteignait dix kilogrammes. Et c'était sur la voie toujours, en avant, que revenait son regard, tout à la surveillance des moindres particularités, dans une attention telle, qu'il ne voyait rien autre, qu'il ne sentait même pas le vent souffler en tempête. Le manomètre baissa, il ouvrit la porte du foyer, en haussant la crémaillère ;
et Pecqueux, habitué au geste, comprit, cassa à coups de marteau du charbon, qu'il étala avec la pelle,
en une couche bien égale, sur toute la largeur de la grille. Une chaleur ardente leur brûlait les jambes
à tous deux; puis, la porte refermée, de nouveau le courant d'air glacé souffla.
La nuit tombait, Jacques redoublait de prudence. Il avait rarement senti la Lison si obéissante ; il la possédait, la chevauchait à sa guise, avec l'absolue volonté du maître ; et, pourtant, il ne se relâchait pas de sa sévérité, la traitait en bête domptée, dont il faut se méfier toujours. Là, derrière son dos, dans le train lancé à grande vitesse, il voyait une figure fine, s'abandonnant à lui, confiante, souriante. Il en avait un léger frisson, il serrait d'une poigne plus rude le volant du changement de marche, il perçait les ténèbres croissantes d'un regard fixe, en quête de feux rouges. Après les embranchements d'Asnières et de Colombes, il avait respiré un peu. Jusqu'à Mantes, tout allait bien, la voie était un véritable palier, où le train roulait à l'aise. Après Mantes, il dut pousser la Lison, pour qu'elle montât une rampe assez forte, presque d'une demi lieue. Puis, sans la ralentir, il la lança sur la pente douce du tunnel de Rolleboise, deux kilomètres et demi de tunnel, qu'elle franchit en trois minutes à peine. Il n'y avait plus qu'un autre tunnel, celui de Roule, près de Gaillon, avant la gare de Sotteville, une gare redoutée, que la complication des voies, les continuelles manoeuvres l'encombrement constant, rendent très périlleuse. Toutes les forces de son être étaient dans ses yeux qui veillaient, dans sa main qui conduisait; et la Lison, sifflante et fumante, traversa Sotteville à toute vapeur, ne s'arrêta qu'à Rouen, d'où elle repartit calmée un peu, montant avec plus de lenteur la rampe qui va jusqu'à Mulaunay.
La lune s'était levée, très claire, d'une lumière blanche, qui permettait à Jacques de distinguer les moindres buissons, et jusqu'aux pierres des chemins, dans leur fuite rapide. Comme, à la sortie du tunnel de Malaunay, il jetait à droite un coup d'oeil, inquiet de l'ombre portée d'un grand arbre, barrant la voie, il reconnut le coin reculé, le champ de broussailles, d'où il avait vu le meurtre. Le pays, désert et farouche, défilait avec ses continuelles côtes, ses creux noirs de petits bois, sa désolation ravagée. Ensuite, ce fut, à la Croix de Maufras, sous la lune immobile, la brusque vision de la maison plantée
de biais, dans son abandon et sa détresse, les volets éternellement clos, d'une mélancolie affreuse.
Et, sans savoir pourquoi, cette fois encore, plus que les précédentes, Jacques eut le coeur serré, comme s'il passait devant son malheur.
Mais, tout de suite, ses yeux emportèrent une. autre image. Près de la maison des Misard, contre
la barrière du passage à niveau, Flore était là, debout. Maintenant, à chaque voyage, il la voyait à cette place, l'attendant, le guettant. Elle ne remua pas, elle tourna simplement la tête, pour le suivre plus longtemps, dans l'éclair qui l'emportait. Sa haute silhouette se détachait en noir sur la lumière blanche ; ses cheveux d'or s'allumaient seuls, à l'or pâle de l'astre.
Et Jacques, ayant poussé la Lison pour lui faire franchir la rampe de Motteville, la laissa souffler un. peu le long du plateau de Bolbec, puis la lança enfin, de Saint Romain à Harfleur, sur la plus forte pente de la ligne, trois lieues que les machines dévorent d'un galop de bêtes folles, sentant l'écurie. Et il était brisé de fatigue, au Havre, lorsque, sous la marquise pleine du vacarme et de la fumée de l'arrivée, Séverine, avant de remonter chez elle, accourut lui dire, de son air gai et tendre :
« Merci, à demain. »


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