Emile Zola, L'Œuvre , 1890.

 


 

Chapitre VI, Sandoz et son projet littéraire.(au format .pdf)

 


Edouard Manet, Paul Alexis lisant à Emile Zola, Musée d'Art moderne de Sao Paolo.

 

 

Sandoz revint très souvent. Il tombait au hasard, quand son journal le lui permettait, libre encore, ne devant se mettre en ménage qu'à l'automne. C'étaient des journées heureuses, des après-midi entières de confidences, les anciennes volontés de gloire reprises en commun.Un jour, seul avec Claude, dans une île, étendus côte à côte, les yeux perdus au ciel, il lui conta sa vaste ambition, il se confessa tout haut.

« Le journal, vois-tu, ce n'est qu'un terrain de combat. Il faut vivre et il faut se battre pour vivre... Puis, cette gueuse de presse , malgré les dégoûts du métier, est une sacrée puissance, une arme invincible aux mains d'un gaillard convaincu... Mais, si je suis forcé de m'en servir, je n'y vieillirai pas, ah ! non ! Et je tiens mon affaire, oui, je tiens ce que je cherchais, une machine à crever de travail, quelque chose où je vais m'engloutir pour n'en pas ressortir peut-être.»

Un silence tomba des feuillages, immobiles dans la grosse chaleur. Il reprit d'une voix ralentie, en phrases sans suite :

Hein ? étudier l'homme tel qu'il est, non plus leur pantin physique, mais l'homme physiologique, déterminé par le milieu, agissant sous le jeu de tous ses organes... N'est-ce pas une farce que cette étude continue et exclusive de la fonction du cerveau, sous le prétexte que le cerveau est l'organe noble ?... La pensée, eh ! tonnerre de Dieu ! la pensée est le produit du corps entier. Faites donc penser un cerveau tout seul, voyez donc ce que devient la noblesse du cerveau, quand le ventre est malade !... Non ! c'est imbécile, la philosophie n'y est plus, la science n'y est plus, nous sommes des positivistes, des évolutionnistes, et nous garderions le mannequin littéraire des temps classiques, et nous continuerions à dévider les cheveux emmêlés de la raison pure ! Qui dit psychologue dit traître à la vérité. D'ailleurs, physiologie, psychologie, cela ne signifie rien : l'une a pénétré l'autre, toutes deux ne sont qu'une aujourd'hui, le mécanisme de l'homme aboutissant à la somme totale de ses fonctions... Ah ! la formule est là, notre révolution moderne n'a pas d'autre base, c'est la mort fatale de l'antique société, c'est la naissance d'une société nouvelle, et c'est nécessairement la poussée d'un nouvel art, dans ce nouveau terrain...

Oui, on verra, on verra la littérature qui va germer pour le prochain siècle de science et de démocratie !

Son cri monta, se perdit au fond du ciel immense. Pas un souffle ne passait, il n'y avait, le long des saules, que le glissement muet de la rivière. Et il se tourna brusquement vers son compagnon, il lui dit dans la face :

“Alors, j'ai trouvé ce qu'il me fallait, à moi. Oh ! Pas grand'chose, un petit coin seulement, ce qui suffit pour une vie humaine, même quand on a des ambitions trop vastes... je vais prendre une famille, et j'en étudierai les membres, un à un, d'où ils viennent, où ils vont, comment ils réagissent les uns sur les autres ; enfin, une humanité en petit, la façon dont l'humanité pousse et se comporte... D'autre part, je mettrai mes bonshommes dans une période historique déterminée, ce qui me donnera le milieu et les circonstances, un morceau d'histoire... Hein ? tu comprends, une série de bouquins, quinze ; vingt bouquins, des épisodes qui se tiendront, tout en ayant chacun son cadre à part, une suite de romans à me bâtir une maison pour mes vieux jours, s'ils ne m'écrasent pas ! »

Il retomba sur le dos, il élargit les bras dans l'herbe, parut vouloir entrer dans la terre, riant, plaisantant.

« Ah! bonne terre, prends-moi, toi qui es la mère commune, l'unique source de vie ! toi l'éternelle, l'immortelle, où circule l'âme du monde, cette sève épandue jusque dans les pierres, et qui fait des arbres nos grands frères immobiles !... Oui, je veux me perdre en toi, c'est toi que je sens là, sous mes membres, m'étreignant et m'enflammant, c'est toi seule qui seras dans mon oeuvre comme la force première, le moyen et le but, l'arche immense, où toutes les choses s'animent du souffle de tous les êtres ! »

Mais, commencée en blague, avec l'enflure de son emphase lyrique, cette invocation s'acheva en un cri de conviction ardente, que faisait trembler une émotion profonde de poète ; et ses yeux se mouillèrent ; et, pour cacher cet attendrissement, il ajouta d'une voix brutale, avec un vaste geste qui embrassait l'horizon :

« Est-ce bête, une âme à chacun de nous, quand il y a cette grande âme ! »

Claude n'avait pas bougé, disparu su fond de l'herbe. Après un nouveau silence, il conclut :

« Ça y est, mon vieux ! crève-les tous !... Mais tu vas te faire assommer.

– Oh ! dit Sandoz qui se leva et s'étira, j'ai les os trop durs. Ils se casseront les poignets... Rentrons, je ne veux pas manquer le train. »

 


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