Emile Zola, La Bête humaine, XII, 1890.
Jean Renoir, La Bête humaine, 1938.
Chapitre XII : Le Train fou
Chapitre XII : Le
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Le train, maintenant, roulait, à toute vitesse, sur le plateau qui va de Bolbec à Motteville. Il devait filer d'un trait à Paris, sans arrêt aucun, sauf aux points marqués pour prendre de l'eau. L'énorme masse, les dix huit wagons, chargés, bondés de bétail humain, traversaient la campagne noire, dans un grondement continu. Et ces hommes qu'on charriait au massacre, chantaient, chantaient à tue tête, d'une clameur si haute, qu'elle dominait le bruit des roues.
Jacques, du pied, avait refermé la porte. Puis, manoeuvrant
l'injecteur, se contenant encore :
« Il y a trop de feu... Dormez, si vous êtes saoul. »
Immédiatement, Pecqueux rouvrit, s'acharna à
remettre du charbon, comme s'il eût voulu faire sauter la machine. C'était
la révolte, les ordres méconnus, la passion exaspérée
qui ne tenait plus compte de toutes ces vies humaines. Et, Jacques s'étant
penché pour abaisser lui même la tige du cendrier, de façon
à diminuer au moins le tirage, le chauffeur le saisit brusquement à
bras le corps, tâcha de le pousser, de le jeter sur la voie, d'une violente
secousse.
« Gredin, c'était donc ça !... N'est ce pas ? Tu dirais
que je suis tombé, bougre de sournois ! »
I1 s'était rattrapé à un des bords
du tender, et ils glissèrent tous deux, la lutte continua sur le petit
pont de tôle, qui dansait violemment. Les dents serrées, ils
ne parlaient plus, ils s'efforçaient l'un l'autre de se précipiter
par l'étroite ouverture, qu'une barre de fer seule fermait. Mais ce
n'était point commode, la machine dévorante roulait toujours
; et Barentin fut dépassé, et le train s'engouffra dans le tunnel
de Malaunay, qu'ils se tenaient encore étroitement, vautrés
dans le charbon, tapant de la tête contre les parois du récipient
d'eau, évitant la porte rougie du foyer, où se grillaient leurs
jambes, chaque fois qu'ils les allongeaient.
Un instant, Jacques songea que, s'il pouvait se relever, il fermerait le régulateur,
appellerait au secours, pour qu'on le débarrassât de ce fou furieux,
enragé d'ivresse et de jalousie. Il s'affaiblissait, plus petit, désespérait
de trouver maintenant la force de le précipiter, vaincu déjà,
sentant passer dans ses cheveux la terreur de la chute. Comme il faisait un
suprême effort, la main tâtonnante, l'autre comprit, se raidit
sur les reins, le souleva ainsi qu'un enfant.
« Ah ! tu veux arrêter... Ah ! tu m'as pris ma femme... Va, va,
faut que tu y passes ! »
La machine roulait, roulait, le train venait de sortir du tunnel à grand fracas, et il continuait sa course, au travers de la campagne vide et sombre. La station de Malaunay fut franchie, dans un tel coup de vent, que le sous chef, debout sur le quai, ne vit même pas ces deux hommes, en train de se dévorer, pendant que la foudre les emportait.
Mais Pecqueux, d'un dernier élan, précipita Jacques; et celui ci, sentant le vide, éperdu, se cramponna à son cou, si étroitement, qu'il l'entraîna. Il y eut deux cris terribles, qui se confondirent, qui se perdirent. Les deux hommes, tombés ensemble, entraînés sous les roues par la réaction de la vitesse, furent coupés, hachés, dans leur étreinte, dans cette effroyable embrassade, eux qui avaient si longtemps vécu en frères. On les retrouva sans tête, sans pieds, deux troncs sanglants qui se serraient encore, comme pour s'étouffer".
Et la machine, libre de toute direction, roulait, roulait toujours. Enfin, la rétive, la fantasque, pouvait céder à la fougue de sa jeunesse, ainsi qu'une cavale indomptée encore, échappée des mains du gardien, galopant par la campagne rase. La chaudière était pourvue d'eau, le charbon dont le foyer venait d'être rempli, s'embrasait ; et pendant la première demi heure, la pression monta follement, la vitesse devint effrayante. Sans doute, le conducteur-chef, cédant à la fatigue, s'était endormi. Les soldats, dont l'ivresse augmentait, à être ainsi entassés, subitement s'égayèrent de cette course violente, chantèrent plus fort. On traversa Maromme, en coup de foudre. Il n'y avait plus de sifflet, à l'approche des signaux, au passage des gares. C'était le galop tout droit, la bête qui fonçait tête basse et muette, parmi les obstacles. Elle roulait, roulait sans fin, comme affolée de plus en plus par le bruit strident de son haleine''.
A Rouen, on devait prendre de l'eau ; et l'épouvante glaça la gare, lorsqu'elle vit passer, dans un vertige de fumée et de flamme, ce train fou, cette machine sans mécanicien ni chauffeur, ces wagons à bestiaux emplis de troupiers qui hurlaient des refrains patriotiques. Ils allaient à la guerre, c'était pour être plus vite là bas, sur les bords du Rhin. Les employés étaient restés béants, agitant les bras. Tout de suite, le cri fut général : jamais ce train débridé, abandonné à lui même, ne traverserait sans encombre la gare de Sotteville, toujours barrée par des manoeuvres, obstruée de voitures et de machines, comme tous les grands dépôts. Et l'on se précipita au télégraphe, on prévint. Justement, là bas, un train de marchandises qui occupait la voie, put être refoulé sous une remise. Déjà, au loin, le roulement du monstre échappé s'entendait. Il s'était rué dans les deux tunnels qui avoisinent Rouen, il arrivait de son galop furieux, comme une force prodigieuse et irrésistible que rien ne pouvait plus arrêter. Et la gare de Sotteville fut brûlée, il fila au milieu des obstacles sans rien accrocher, il se replongea dans les ténèbres, ou son grondement peu à peu s'éteignit.
Mais, maintenant, tous les appareils télégraphiques de la ligne tintaient, tous les coeurs battaient, à la nouvelle du train fantôme qu'on venait de voir passer à Rouen et à Sotteville. On tremblait de peur : un express qui se trouvait en avant, allait sûrement être rattrapé. Lui, ainsi qu'un sanglier dans une futaie, continuait sa course, sans tenir compte ni des feux rouges, ni des pétards. Il faillit se broyer, à Oissel, contre une machine pilote ; il terrifia Pont de l'Arche, car sa vitesse ne semblait pas se ralentir. De nouveau, disparu, il roulait, il roulait, dans la nuit noire, on ne savait où, là bas.
Qu'importaient les victimes que la machine écrasait en chemin ! N'allait elle pas quand même à l'avenir insoucieuse du sang répandu ? Sans conducteur, au milieu des ténèbres, en bête aveugle et sourde qu'on aurait lâchée parmi la mort, elle roulait, elle roulait, chargée de cette chair à canon, de ces soldats, déjà hébétés de fatigue, et ivres, qui chantaient.