On entendait dans les profondeurs sonores de l'immense bâtiment une grande agitation confuse et continue, où la chute des marchandises entassées dans les cales se mêlait aux pas, aux voix, au mouvement des machines chargeant les caisses, aux sifflets des contremaîtres et à la rumeur des chaînes traînées ou enroulées sur les treuils par l'haleine rauque de la vapeur qui faisait vibrer un peu le corps entier du gros navire.
Mais lorsque Pierre eut quitté
son collègue et se retrouva dans la rue, une tristesse nouvelle s'abattit
sur lui, et l'enveloppa comme ces brumes qui courent sur la mer, venues du
bout du monde et qui portent dans leur épaisseur insaisissable quelque chose
de mystérieux et d'impur comme le souffle pestilentiel de terres malfaisantes
et lointaines.
En ses heures de plus grande souffrance il ne s'était
jamais senti plongé ainsi dans un cloaque de misère. C'est que la dernière
déchirure était faite; il ne tenait plus à rien. En arrachant de son coeur
les racines de toutes ses tendresses, il n'avait pas éprouvé encore cette
détresse de chien perdu qui venait soudain de le saisir.
Ce n'était plus une douleur morale et torturante, mais
l'affolement d'une bête sans abri, une angoisse matérielle d'être errant qui
n'a plus de toit et que la pluie, le vent, l'orage, toutes les forces brutales
du monde vont assaillir. En mettant le pied sur ce paquebot, en entrant dans
cette chambrette balancée sur les vagues, la chair de l'homme qui a toujours
dormi dans un lit immobile et tranquille s'était révoltée contre l'insécurité
de tous les lendemains futurs. Jusqu'alors elle s'était sentie protégée, cette
chair, par le mur solide enfoncé dans la terre qui le tient, et par la certitude
du repos à la même place, sous le toit qui résiste au vent. Maintenant, tout
ce qu'on aime braver dans la chaleur du logis fermé deviendrait un danger
et une constante souffrance.
Plus de sol sous les pas, mais la mer qui roule, qui
gronde et engloutit. Plus d'espace autour de soi pour se promener, courir,
se perdre par les chemins, mais quelques mètres de planches pour marcher comme
un condamné au milieu d'autres prisonniers. Plus d'arbres, de jardins, de
rues, de maisons, rien que de l'eau et des nuages. Et sans cesse il sentirait
remuer ce navire sous ses pieds. Les jours d'orage il faudrait s'appuyer aux
cloisons, s'accrocher aux portes, se cramponner aux bords de la couchette
étroite pour ne point rouler par terre. Les jours de calme il entendrait la
trépidation ronflante de l'hélice et sentirait fuir ce bateau qui le porte,
d'une fuite continue, régulière, exaspérante.
Et il se trouvait condamné à cette vie de forçat vagabond, uniquement parce que sa mère s'était livrée aux caresses d'un homme.
Pierre & Jean, chapitre IX, p.182, l.54 à103.
plan de lecture
<lettres.lem>/première/Pierre & Jean