Jean, aussi blond que son frère était noir aussi calme que son frère était emporté, aussi doux que son frère était rancunier, avait fait tranquillement son droit et venait d'obtenir son diplôme de licencié en même temps que Pierre obtenait celui de docteur.
Tous les deux prenaient donc un peu de repos dans leur
famille, et tous les deux formaient le projet de s'établir au Havre s'ils
parvenaient à le faire dans des conditions satisfaisantes.
Mais une vague jalousie, une de ces jalousies dormantes
qui grandissent presque invisibles entre frères ou entre soeurs jusqu'à la
maturité et qui éclatent à l'occasion d'un mariage ou d'un bonheur tombant
sur l’un, les tenait en éveil dans une fraternelle et inoffensive inimitié
. Certes ils s'aimaient, mais ils s'épiaient. Pierre, âgé de cinq ans à la
naissance de Jean, avait regardé avec une hostilité de petite bête gâtée cette
autre petite bête apparue tout à coup dans les bras de son père et de sa mère,
et tant aimée tant caressée par eux.
Jean, dès son enfance, avait
été un modèle de douceur, de bonté et de caractère égal; et Pierre s'était
énervé, peu à peu, à entendre vanter sans cesse ce gros garçon dont la douceur
lui semblait être de la mollesse, la bonté de la niaiserie, et la bienveillance
de l'aveuglement. Ses parents, gens placides , qui rêvaient pour leurs fils
des situations honorables et médiocres. lui reprochaient ses indécisions,
ses enthousiasmes, ses tentatives avortées, tous ses élans impuissants vers
des idées généreuses et vers des professions décoratives.
Depuis qu'il était homme, on
ne lui disait plus : « Regarde Jean et imite-le! » mais chaque fois qu'il
entendait répéter : «Jean a fait ceci, Jean a fait cela», il comprenait bien
le sens et l'allusion cachés sous ces paroles.