Jean-Jacques Rousseau, Lettre à Mme de Francueil, 1751.
La Lettre à Madame de Francueil
La Lettre à Madame de Francueil (format pdf)
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frontispice de l'Emile
À Paris, le 20 avril 1751.
Oui, madame, j'ai mis mes enfants aux Enfants Trouvés; j'ai chargé
de leur entretien l'établissement fait pour cela. Si ma misère
et mes maux m'ôtent le pouvoir de remplir un soin si cher, c'est un malheur
dont il faut me plaindre, et non un crime à me reprocher. Je leur dois
la subsistance; je la leur ai procurée meilleure ou plus sûre au
moins que je n'aurais pu la leur donner moi même; cet article est avant
tout (1). Ensuite, vient la déclaration de leur mère (2) qu' il
ne faut pas déshonorer.
Vous connaissez ma situation; je gagne au jour la journée mon pain avec
assez de peine; comment nourrirais je encore une famille ? Et si j'étais
contraint de recourir au métier d'auteur; comment les soucis domestiques
et les tracas des enfants me laisseraient ils, dans mon grenier, la tranquillité
d'esprit nécessaire pour faire un travail lucratif? Les écrits
que dicte la faim ne rapportent guère et cette ressource est bientôt
épuisée. Il faudrait donc recourir aux protections, à l'intrigue,
au manège ; briguer quelque vil emploi; le faire valoir parles moyens
ordinaires, autrement il ne me nourrira pas, et me sera bientôt ôté;
enfin, me livrer moi même à toutes les infamies pour lesquelles
je suis pénétré d'une si juste horreur. Nourrir, moi, mes
enfants et leur mère, du sang des misérables! Non, madame, il
vaut mieux qu'ils soient orphelins que d'avoir pour père un fripon.
Accablé d'une maladie douloureuse et mortelle, je ne puis espérer
encore une longue vie; quand je pourrais entretenir, de mon vivant, ces infortunés
destinés à souffrir un jour, ils payeraient chèrement l'avantage
d'avoir été tenus un peu plus délicatement qu'ils ne pourront
l'être où ils sont. Leur mère; victime de mon zèle
indiscret, chargée de sa propre honte et de ses propres besoins, presque
aussi valétudinaire (3), et encore moins en état de les nourrir
que moi, sera forcée de les abandonner à eux mêmes; et je
ne vois pour eux que l'alternative de se faire décrotteurs ou bandits,
ce qui revient bientôt au même. Si du moins leur état était
légitime, ils pourraient trouver plus aisément des ressources.
Ayant à porter à la fois le déshonneur de leur naissance
et celui de leur misère, que deviendront-ils?
Que ne me suis je marié, me direz vous? Demandez à vos injustes
lois, madame. Il ne me convenait pas de contracter un engagement éternel,
et jamais on ne me prouvera qu'aucun devoir m'y oblige. Ce qu'il y a de certain,
c'est que je n'en ai rien fait, et que je n'en veux rien faire. " Il ne
faut pas faire des enfants quand on ne peut pas les nourrir. " pardonnez
moi, madame, la nature veut qu'on en fasse puisque la terre produit de quoi
nourrir tout le monde; mais c'est l'état des riches, c'est votre état
qui vole au mien le pain de mes enfants. La nature veut aussi qu'on pourvoie
à leur subsistance; voilà ce que j'ai fait; s'il n'existait pas
pour eux un asile, je ferais mon devoir et me résoudrais à mourir
de faim moi-même plutôt que de ne pas les nourrir.
Ce mot d'Enfants Trouvés vous en imposerait il, comme si l'on trouvait
ces enfants dans les rues, exposés à périr si le hasard
ne les sauve? Soyez sûre que vous n'auriez pas plus d'horreur que moi
pour l'indigne père qui pourrait se résoudre à cette barbarie:
elle est trop loin de mon coeur pour que je daigne m'en justifier. Il y a des
règles établies ; informez vous de ce qu'elles sont, et vous saurez
que les enfants ne sortent des mains de la sage femme que pour passer dans celles
d'une nourrice. je sais que ces enfants ne sont pas élevés délicatement:
tant mieux pour eux, ils en deviennent plus robustes; on ne leur donne rien
de superflu, mais ils ont le nécessaire; on n'en fait pas des messieurs,
mais des paysans ou des ouvriers. Je ne vois rien, dans cette manière
de les élever, dont je ne fisse choix pour les miens. Quand j'en serais
le maître, je ne les préparerais point, par la mollesse, aux maladies
que donnent la fatigue et les intempéries de l'air à ceux qui
n'y sont pas faits. Ils ne sauraient ni danser, ni monter à cheval; mais
ils auraient de bonnes jambes infatigables. je n'en ferais ni des auteurs ni
des gens de bureau; je ne les exercerais point à manier la plume, mais
la charrue, la lime ou le rabot, instruments qui font mener une vie saine, laborieuse,
innocente, dont mn n'abuse jamais pour mal faire, et qui n'attire point d'ennemis
en faisant bien. C'est à cela qu'ils sont destinés; par la rustique
éducation qu'on leur donne, ils seront plus heureux que leur père.
(1) Cet article est avant tout: c'est le point le plus important.
(2) La déclaration de leur mère: le fait de dévoiler le
nom de leur mère.
(3) Valétudinaire: en mauvaise santé.