Marquis d'Argens, Lettres juives, Lettre CXXII.


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La Lettre juive CXXII

La Lettre juive CXXII ( extrait au format pdf)



Aaron Monceca, à Isaac Onis, caraïte, autrefois rabbin de Constantinople.


Je ne sçais, mon cher Isaac, à quoi attribuer cette violente haine, que tous les peuples ont en général contre notre nation. De quelque religion qu'ils soient, dans quelques climats qu'ils habitent, ils semblent se réunir en ce point. Les mahométans, les nazaréens papistes, les nazaréens réformés, les arminiens, les luthériens nous méprisent également; & leur mépris va jusqu'à l'excès. J'ai cru pendant un tems que cette antipathie étoit causée par la diversité de croyance. Mais j'ai changé ensuite de sentiment, lorsque j'ai vu un nombre de gens d'une religion entièrement opposée avoir les uns pour les autres l'estime la plus parfaite. Les quakres sont presque aussi éloignés que nous des sentimens des nazaréens: ils n'ont aucun sacrement, ne pratiquant pas même le baptême. Cependant les nazaréens n'ont pour eux ni haine ni mépris.
Il faut donc chercher ailleurs que dans la religion la cause de l'antipathie que toutes les nations ont contre nous. Je veux bien croire que la religion influe sur les sentimens que le bas peuple a pour les juifs. Mais il est certain qu'elle ne les détermine point entièrement, & qu'il y a quelque sujet particulier qui nous attire la haine de tous les peuples. Si ce n'étoit que la diversité de croyance, pourquoi les Turcs nous haïroient-ils plus qu'ils ne haïssent les nazaréens; & ceux-ci, pourquoi nous détesteroient-ils plus qu'ils ne détestent les Turcs.
Je crois, mon cher Isaac, qu'il faut chercher dans la mauvaise conduite de nos frères ce que nous attribuons communément à la différence de religion. Si nous ajoutons foi aux historiens nazaréens, nous trouverons dans leurs écrits, que les crimes de quelques juifs ont toujours entraîné après eux de fâcheuses suites pour notre nation. Rigord, médecin & historiographe de Philippe-Auguste, a écrit que l'an onze cent quatre-vingt, nos frères établis à Paris voulurent faire un sacrifice vers les fêtes de Pâques, & qu'ils crurent s'attirer les faveurs de la divinité, en immolant un nazaréen.
Ils enleverent, dit-il, un jeune garçon, âgé de douze ans, nommé Richard, fils d'un riche bourgeois: & après l'avoir déchiré à coups de fouet, ils le crucifierent. Cette action barbare étant venue à la connoissance des François, tous ceux qui avoient eu part à cet affreux sacrifice, furent condamnés à la mort; & toute notre nation fut chassée pour toujours du royaume.
La France n'est pas le seul pays où l'on nous ait reproché ces cruautés. Les habitans de la ville de Trente font toutes les années une fête en mémoire d'un enfant nommé Simonet, fils d'un cordonnier, nommé Simon. Ils disent que les juifs, après avoir dérobé cet enfant, lui tirerent tout son sang d'une manière extrêmement cruelle, pour s'en servir dans la célébration de la fête de Pâque; & qu'ils jetterent ensuite le cadavre dans un conduit qui passoit dans la synagogue. La chose ayant été découverte, on punit les juifs sévèrement. Les nazaréens montrent encore aujourd'hui la maison où s'est passé cette action barbare.
Je ne sçais que penser, mon cher Isaac, lorsque je lis ou que j'entends raconter de pareils faits. Je suis bien assuré que de semblables cruautés ne se pratiquent plus aujourd'hui dans nos synagogues; & j'ai peine à croire qu'elles soient arrivées autrefois. Cependant elles semblent être accompagnées de tant de circonstances qui en prouvent la réalité, qu'il est presque impossible de ne pas y ajoûter foi. Mais enfin, s'il est vrai qu'il y ait eu quelques juifs assez méchans & assez enragés pour se porter à de pareils excès, doit-on pour cela faire tomber le crime de quelques particuliers sur une nation entière? Il n'est rien de si aisé que de prouver qu'il n'y a jamais eu que quelques furieux qui se sont souillés de ces forfaits; & que les juifs en général, non-seulement les ont ignorés, mais même que ceux qui les ont connus les ont toujours eu en horreur. On n'a pour cela qu'à faire attention sur ce que dit l'historiographe de Philippe Auguste. Il assure que les criminels furent punis, & que les autres furent chassés du royaume. Or il n'y eut que quinze ou seize juifs d'exécutés. Si l'on eût trouvé plus de coupables, sans doute les nazaréens ne les eussent pas épargnés. La nation qu'on proscrivit entièrement de la France, n'entroit donc point dans ces cruautés. Cependant, par un malheur étonnant, l'horreur que méritoit le crime de quelques particuliers, a rejailli sur elle; l'on est persuadé en France que les juifs en général approuvoient ces détestables sacrifices. Il n'en faut pas davantage, mon cher Isaac, pour les rendre odieux à l'univers entier. Quel affreux préjugé n'est-ce pas contre une nation que celui d'avoir été chassée d'un royaume pour des sacrifices aussi abominables?
Ce n'est point uniquement à ces préjugés désavantageux que nous devons attribuer la haine & le mépris des peuples. L'avarice sordide & la mauvaise foi de quelques-uns de nos freres, nous font haïr mortellement. Ainsi les innocens souffrent du crime des coupables: & un nombre infini d'Israélites dignes de l'estime de tous les honnêtes gens, & fidèles observateurs de la loi de la divinité sont confondus sans distinction parmi des gens qu'ils méprisent eux-mêmes infiniment, & qu'ils sont les premiers à condamner.
Nos rabbins auroient dû s'appliquer à écrire quelques livres de morale. Ces ouvrages eussent été plus utiles, & nous eussent plus fait d'honneur parmi les religions étrangères que ce ramas immense de visions que la plus grande partie de nos auteurs ont mis au jour, & qui n'ont servi qu'à décrier nos écrivains & notre nation. Je voudrois que nos docteurs, attentifs à expliquer la loi, appuyassent principalement sur les défauts qui sont le plus en vogue parmi nous: qu'ils fissent voir perpétuellement combien le vol est criminel devant Dieu, & l'usure méprisable devant les hommes. Si l'on pouvoit venir à bout de persuader à nos freres d'être moins attachés & moins susceptibles d'intérêt, je ne doute pas qu'on ne pût venir à bout de regagner l'estime de toutes les nations. Pourquoi la leur refuseroient-elles, s'ils en étoient dignes? J'ai déja montré que la différence de religion n'étoit point une raison pour terminer l'estime ou le mépris des hommes. La nôtre, mon cher Isaac, a de si grandes beautés, que dès que les juifs seroient reconnus pour être vertueux, ils seroient du moins assurés d'être chers à tous les philosophes, à tous les sçavans & à tous les hommes raisonnables. Mais loin, mon cher Isaac, que nos rabbins cherchent à déraciner l'avidité du coeur des Israélites, ils sont les premiers à donner l'exemple d'une avarice sordide: ensorte que l'on peut dire des prières que la plûpart des juifs font dans leurs synagogues ce qu'un ancien a écrit de celles que faisoient autrefois les payens:
Voit-on venir, dit-il, quelqu'un au temple dans le dessein de prier les dieux de lui donner la perfection de l'éloquence, ou de lui découvrir les secrets de la philosophie? On n'y vient pas même pour demander la droiture de l'esprit, & la santé du corps. Mais de tous ceux qui vont au capitole, avant même qu'ils arrivent à la porte, l'un promet de grosses offrandes à la divinité qu'on adore, afin qu'elle hâte la mort d'un riche parent; l'autre afin qu'il puisse trouver un trésor; & celui-ci, afin qu'il soit assez heureux pour acquérir des millions de biens.
[Quis unquam venit in templum & votum fecit, fi ad eloquentiam pervenisset? Quis, si philosophiae fontem invenisset? Ac ne bonam quidem mentem, aut bonam valetudinem petunt. Sed statim antequam limen capitolii tangant, alius donum promittit, si propinquum divitem extulerit; alius si thesaurum effoderit; alius, si ad trecenties H.S. salvus pervenerit. Petronius in Satyr. pag. m. 77.]
Telles sont les prières que la plûpart des juifs offrent à la divinité. Ils oublient qu'elle a défendu dans la loi de souhaiter le bien d'autrui: & les rabbins, loin de les faire souvenir de ce précepte divin semblent eux-mêmes l'avoir entierement banni de leur mémoire. On ne doit point trouver extraordinaire, après cela, si les nazaréens ont débité contre nous une fable odieuse, par laquelle ils nous accusent de faire serment de tromper les peuples autant que nous le pourrons. Ils ont jugé de nos préceptes par nos actions. Je sais, mon cher Isaac, que le fameux Léon, de Modène, a réfuté vivement ceux qui nous attribuoient une coutume aussi criminelle; & qu'il a montré combien nous étions éloignés de suivre des maximes aussi pernicieuses, & de les regarder comme des points de doctrine. Mais, malgré les doctes écrits de ce savant juif, il y a encore aujourd'hui nombre de nazaréens qui sont persuadés qu'on ne nous fait point une injustice, en nous attribuant ce sentiment criminel.
Nous ne pourrons jamais regagner l'estime des nations qu'en changeant entierement de conduite, & en montrant autant de désintéressement que nous avons jusques ici fait voir d'avidité. Ce n'est pas que je veuille empêcher nos freres de faire un profit honnête, & de gagner dans leur commerce. Il n'est rien de si permis. Mais je voudrois qu'ils fussent plus sinceres, & que la droiture & la candeur fussent la base de leur commerce.
Lorsque j'ai soutenu ce sentiment contre quelques juifs qui étoient d'une opinion contraire, & qui croyoient qu'ils étoient dispensés d'user de tant de délicatesse avec les nazaréens, je n'ai jamais été touché de leurs raisons. Nous payons, disoient-ils, des impôts exorbitans. Les princes nous regardent, dans bien des pays, comme des bêtes. Ils nous vendent l'air que nous respirons. Ce n'est qu'à force d'or & d'argent que nous obtenons chez eux une retraite. Dans quelques villes d'Allemagne, on nous fait payer vingt sols chaque heure que nous y restons. N'est-ce pas-là une vexation, étonnante.........? Sommes-nous obligés d'agir avec candeur, lorsqu'on nous persécute aussi cruellement: & ne nous sera-t-il pas permis de reprendre notre argent dans la bourse de ces nazaréens qui nous l'enlevent, & qui retirent, ainsi l'avantage & le profit de nos [mot manquant]?
Quelque apparentes que soient toutes ces raisons, elles sont détruites par le seul principe qui défend de punir un crime par un autre. Je trouve sur ce point la morale des nazaréens admirable. Il est vrai qu'ils ne la pratiquent guere. Mais une des principales maximes de leur religion, c'est de ne point commettre de crime, sous quelque prétexte que ce soit. Leurs Loix civiles s'accordent en cela avec les canoniques. Il est vrai qu'il y a eu quelques docteurs ultra-montains qui ont soutenu le dogme impie, qu'il étoit permis à des sujets de se révolter contre leurs princes, & de leur manquer de foi, dès qu'ils étoient hérétiques. Mais ces sentimens affreux ont été condamnés par tous les peuples chez qui la superstition n'a point étouffé tous les sentimens d'honneur & de religion. Les parlemens de France ont fait flétrir par la main du bourreau, les livres qui contenoient des principes si détestables: & les universités les ont vivement réfutés. A la vérité, ces mêmes princes, si cruellement outragés, leur ont quelquefois su assez peu de gré de leur zèle; ce qui te paroîtra incompréhensible. Cependant, jusques ici, la France & l'Allemagne ont rejetté, avec horreur, tous les dogmes qui attaquoient le respect qu'on devoit aux souverains.
C'est à l'amour de leurs sujets, que bien des princes ont dû la conservation de leur gloire. Tandis qu'ils s'endormoient dans les plaisirs, ou qu'ils sembloient avoir oublié la grandeur de leur rang, Rome toujours ambitieuse, & toujours attentive à empiéter sur les droits des rois, faisoit des tentatives pour ruiner la majesté de leurs trônes. Mais les peuples s'alarmoient, dès qu'ils voyoient quelque nouveauté qui pouvoit dans la suite avoir de pernicieuses conséquences. Ils opposoient une forte digue à l'ambition des souverains pontifes, & donnoient le loisir aux monarques de sortir de leur léthargie, pour défendre leurs droits.
Porte-toi bien, mon cher Isaac: & que le Dieu de nos peres te comble de prospérités.


De Hambourg, ce...

 


 

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