Fénelon, Les Aventures de Télémaque, XII , 1699.
Fénelon (1651-1715)
Fénelon, Les Aventures de Télémaque,
XII , La Mort d'Hercule, 1699.
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les illustrations néoclassiques de l'édition de l'an VII des Aventures de Télémaque (site du Centre d'étude du Droit, Univ. Rennes I)
Ensuite Philoctète s'engagea insensiblement à lui raconter ce qui avait allumé dans son coeur tant de haine contre Ulysse.
"Il faut - dit-il - reprendre mon histoire de plus haut. Je suivais partout le grand Hercule, qui a délivré la terre de tant de monstres et devant qui les autres héros n'étaient que comme sont les faibles roseaux auprès d'un grand chêne, ou comme les moindres oiseaux en présence de l'aigle. Ses malheurs et les miens vinrent d'une passion qui cause tous les désastres les plus affreux, c'est l'amour. Hercule, qui avait vaincu tant de monstres, ne pouvait vaincre cette passion honteuse, et le cruel enfant Cupidon se jouait de lui. Il ne pouvait se ressouvenir sans rougir de honte qu'il avait autrefois oublié sa gloire jusqu'à filer auprès d'Omphale, reine de Lydie, comme le plus lâche et le plus efféminé de tous les hommes, tant il avait été entraîné par un amour aveugle. Cent fois il m'a avoué que cet endroit de sa vie avait terni sa vertu et presque effacé la gloire de tous ses travaux.
Cependant, ô Dieux! telle est la faiblesse et l'inconstance des hommes: ils se promettent tout d'eux-mêmes et ne résistent à rien. Hélas! le grand Hercule retomba dans les pièges de l'amour, qu'il avait si souvent détesté: il aima Déjanire. Trop heureux, s'il eût été constant dans cette passion pour une femme qui fut son épouse! Mais bientôt la jeunesse d'Iole, sur le visage de laquelle les grâces étaient peintes, ravirent son coeur. Déjanire brûla de jalousie; elle se ressouvint de cette fatale tunique que le Centaure Nessus lui avait laissée en mourant, comme un moyen assuré de réveiller l'amour d'Hercule, toutes les fois qu'il paraîtrait la négliger pour en aimer quelque autre. Cette tunique, pleine du sang venimeux du Centaure, renfermait le poison des flèches dont ce monstre avait été percé: vous savez que les flèches d'Hercule, qui tua ce perfide Centaure, avaient été trempées dans le sang de l'hydre de Lerne et que ce sang empoisonnait ces flèches, en sorte que toutes les blessures qu'elles faisaient étaient incurables.
Hercule, s'étant revêtu de cette tunique, sentit bientôt le feu dévorant qui se glissait jusque dans la moelle de ses os: il poussait des cris horribles, dont le mont Oeta résonnait, et faisait retentir toutes les profondes vallées; la mer même en paraissait émue; les taureaux les plus furieux qui auraient mugi dans leurs combats n'auraient pas fait un bruit aussi affreux. Le malheureux Lichas, qui lui avait apporté de la part de Déjanire cette tunique, ayant osé s'approcher de lui, Hercule, dans le transport de sa douleur, le prit, le fit pirouetter comme un frondeur fait avec sa fronde tourner la pierre qu'il veut jeter loin de lui. Ainsi Lichas, lancé du haut de la montagne par la puissante main d'Hercule, tombait dans les flots de la mer, où il fut changé tout à coup en un rocher qui garde encore la figure humaine et qui, étant toujours battu par les vagues irritées, épouvante de loin les sages pilotes.
Après ce malheur de Lichas, je crus que je ne pouvais plus me fier à Hercule; je songeais à me cacher dans les cavernes les plus profondes. Je le voyais déraciner sans peine d'une main les hauts sapins et les vieux chênes, qui, depuis plusieurs siècles, avaient méprisé les vents et les tempêtes. De l'autre main il tâchait en vain d'arracher de dessus son dos la fatale tunique: elle s'était collée sur sa peau, et comme incorporée à ses membres. A mesure qu'il la déchirait, il déchirait aussi sa peau et sa chair; son sang ruisselait et trempait la terre. Enfin, sa vertu surmontant sa douleur, il s'écria:
"Tu vois, ô mon cher Philoctète, les maux que les dieux me font souffrir; ils sont justes: c'est moi qui les ai offensés; j'ai violé l'amour conjugal. Après avoir vaincu tant d'ennemis, je me suis lâchement laissé vaincre par l'amour d'une beauté étrangère: je péris, et je suis content de périr pour apaiser les dieux. Mais, hélas! cher ami, où est-ce que tu fuis? L'excès de la douleur m'a fait commettre, il est vrai, contre ce misérable Lichas une cruauté que je me reproche! il n'a pas su quel poison il me présentait; il n'a point mérité ce que je lui ai fait souffrir; mais crois-tu que je puisse oublier l'amitié que je te dois et vouloir t'arracher la vie? Non, non, je ne cesserai point d'aimer Philoctète. Philoctète recevra dans son sein mon âme prête à s'envoler: c'est lui qui recueillera mes cendres. Où es-tu donc, ô mon cher Philoctète, Philoctète, la seule espérance qui me reste ici-bas?"
A ces mots, je me hâte de courir vers lui; il me tend les bras et veut m'embrasser: mais il se retient, dans la crainte d'allumer dans mon sein le feu cruel dont il est lui-même brûlé.
"Hélas! - dit-il - cette consolation même ne m'est plus permise."
En parlant ainsi, il assemble tous ces arbres qu'il vient d'abattre; il en fait un bûcher sur le sommet de la montagne; il monte tranquillement sur le bûcher; il étend la peau du lion de Némée, qui avait si longtemps couvert ses épaules, lorsqu'il allait d'un bout de la terre à l'autre abattre les monstres et délivrer les malheureux, il s'appuie sur sa massue, et il m'ordonne d'allumer le feu du bûcher. Mes mains, tremblantes et saisies d'horreur, ne purent lui refuser ce cruel office; car la vie n'était plus pour lui un présent des dieux, tant elle lui était funeste! Je craignis même que l'excès de ses douleurs ne le transportât jusqu'à faire quelque chose d'indigne de cette vertu qui avait étonné l'univers. Comme il vit que la flamme commençait à prendre au bûcher:
"C'est maintenant - s'écria-t-il - mon cher Philoctète, que j'éprouve ta véritable amitié; car tu aimes mon honneur plus que ma vie. Que les dieux te le rendent! Je te laisse ce que j'ai de plus précieux sur la terre, ces flèches trempées dans le sang de l'hydre de Lerne. Tu sais que les blessures qu'elles font sont incurables; par elles tu seras invincible, comme je l'ai été, et aucun mortel n'osera combattre contre toi. Souviens-toi que je meurs fidèle à notre amitié, et n'oublie jamais combien tu m'as été cher. Mais, s'il est vrai que tu sois touché de mes maux, tu peux me donner une dernière consolation: promets-moi de ne découvrir jamais à aucun mortel ni ma mort, ni le lieu où tu auras caché mes cendres."
Je le lui promis, hélas! je le jurai même, en arrosant son bûcher de mes larmes. Un rayon de joie parut dans ses yeux; mais tout à coup un tourbillon de flammes qui l'enveloppa étouffa sa voix et le déroba presque à ma vue. Je le voyais encore un peu néanmoins au travers des flammes, avec un visage aussi serein que s'il eût été couronné de fleurs et couvert de parfums, dans la joie d'un festin délicieux, au milieu de tous ses amis.
Le feu consuma bientôt tout ce qu'il y avait de terrestre et de mortel en lui. Bientôt il ne lui resta rien de tout ce qu'il avait reçu, dans sa naissance, de sa mère Alcmène; mais il conserva, par l'ordre de Jupiter, cette nature subtile et immortelle, cette flamme céleste qui est le vrai principe de vie et qu'il avait reçue du père des dieux. Ainsi il alla avec eux, sous les voûtes dorées du brillant Olympe, boire le nectar, où les dieux lui donnèrent pour épouse l'aimable Hébé, qui est la déesse de la jeunesse et qui versait le nectar dans la coupe du grand Jupiter, avant que Ganymède eût reçu cet honneur.
Pour moi, je trouvai une source inépuisable de douleurs dans ces flèches qu'il m'avait données pour m'élever au-dessus de tous les héros. Bientôt les rois ligués entreprirent de venger Ménélas de l'infâme Pâris, qui avait enlevé Hélène, et de renverser l'empire de Priam. L'oracle d'Apollon leur fit entendre qu'ils ne devaient point espérer de finir heureusement cette guerre, à moins qu'ils n'eussent les flèches d'Hercule.
Ulysse votre père, qui était toujours le plus éclairé et le plus industrieux dans tous les conseils, se chargea de me persuader d'aller avec eux au siège de Troie et d'y apporter ces flèches qu'il croyait que j'avais. Il y avait déjà longtemps qu'Hercule ne paraissait plus sur la terre: on n'entendait plus parler d'aucun nouvel exploit de ce héros; les monstres et les scélérats recommençaient à paraître impunément. Les Grecs ne savaient que croire de lui: les uns disaient qu'il était mort; d'autres soutenaient qu'il était allé jusque sous l'Ourse glacée dompter les Scythes. Mais Ulysse soutint qu'il était mort et entreprit de me le faire avouer.
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