Marivaux, L’Ile des esclaves, scène 9.

 

 

L'Ile des esclaves, scène 9.

L'Ile des esclaves, scène 9. (format pdf)


 

IPHICRATE : Va, tu n'es qu'un ingrat au lieu de me secourir ici, de partager mon affliction, de montrer à tes camarades l'exemple d'un attachement qui les eût touchés, qui les eût engagés peut-être à renoncer à leur coutume ou à m'en affranchir, et qui m'eût pénétré moi-même de la plus vive reconnaissance !

ARLEQUIN : Tu as raison, mon ami ; tu me remontres bien mon devoir ici pour toi ; mais tu n'as jamais su le tien pour moi, quand nous étions dans Athènes. Tu veux que je partage ton affliction, et jamais tu n'as partagé la mienne. Eh bien ! va, je dois avoir le cœur meilleur que toi ; car il y a plus longtemps que je souffre, et que je sais ce que c'est que de la peine. Tu m'as battu par amitié : puisque tu le dis, je te le pardonne; je t'ai raillé par bonne humeur, prends-le en bonne part, et fais-en ton profit. Je parlerai en ta faveur à mes camarades, je les prierai de te renvoyer, et, s'ils ne veulent pas, je te garderai comme mon ami ; car je ne te ressemble pas, moi ; je n'aurai point le courage d'être heureux à tes dépens.

IPHICRATE, s'approchant d'Arlequin : Mon cher Arlequin, fasse le ciel, après ce que je viens d'entendre, que j'aie la joie de te montrer un jour les sentiments que tu me donnes pour toi ! Va, mon cher enfant, oublie que tu fus mon esclave, et je me ressouviendrai toujours que je ne méritais pas d'être ton maître.

ARLEQUIN : Ne dites donc point comme cela, mon cher patron : si j'avais été votre pareil, je n'aurais peut-être pas mieux valu que vous. C'est à moi à vous demander pardon du mauvais service que je vous ai toujours rendu. Quand vous n'étiez pas raisonnable, c'était ma faute.

IPHICRATE, l'embrassant : Ta générosité me couvre de confusion.

ARLEQUIN : Mon pauvre patron, qu'il y a de plaisir à bien faire ! Après quoi il déshabille son maître.

IPHICRATE : Que fais-tu, mon cher ami ?

ARLEQUIN : Rendez-moi mon habit, et reprenez le vôtre ; je ne suis pas digne de le porter.

IPHICRATE : Je ne saurais retenir mes larmes. Fais ce que tu voudras.

 


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